Hey toi,
J’ai envie de te parler des K9. C’est mon groupe ; on s’appelle les "kill -9" ; on fait du rock. Enfin, on essaie.
Ce groupe est né sans vraie difficulté, à un moment vraiment difficile pour les collègues de ma boite.
Je travaille dans une société de service informatique, la même depuis 9 ans. Je me suis d’ailleurs installé à Nantes pour cette raison. Au fil du temps, nous avons changé de propriétaire pour tomber finalement dans les mains d’un géant américain en 2008. Or, excuse-moi si je fais simple, notre savoir-faire n’intéressait pas cette boite brasseuse de milliards qui a donc décidé de se séparer de nous, peu importe la méthode. C’était le plan social, et la vague de licenciement qui s’ensuit, ou la reprise de l’activité par une autre boite.
Mes collègues sont plutôt des gens tranquilles, pour ne pas dire vaguement bourgeois. Des individualistes convaincus, pour la plupart, éduqués à la sauce libérale et résignés à cela "parce qu’il n’y a pas d’alternative"... Bon j’exagère, certains auraient volontiers voté à gauche aux dernières présidentielles si seulement le PS français n’avait pas proposé « une gourde comme candidate ». On entend des propos assez violent aux pauses café. De la part de personnes qui n’en n’ont même pas conscience.
Pourtant, alors que ça commençait franchement à craindre pour nous, ils ont réagi face à cette situation. Incroyants en matière syndicale, sceptiques à l’idée d’accomplir des actes plutôt radicaux, ils ont choisi de se mobiliser, de défiler, de faire une banderole où ils afficheraient leur colère. Le copain délégué syndical, ses quelques partisans et moi-même marchions sur des œufs. Fallait doser tous nos efforts. Mais quelque part, je sentais que les gens avaient besoin de parler, de se solidariser à quelques choses. Et surtout d’apaiser leurs craintes en se rassurant avec quelques sourires. La marche était silencieuse. Ça plombait l’atmosphère. Certains commençaient à dire que c’était ridicule, que rien ne marcherait.
Et j’ai scandé « http:// » (hache-tété-pé, deuxpoints-slash-slash). Chaque syllabe a raisonné dans le pâté d’immeuble, ça a fait son effet. Et ils ont ri, et ils l’ont repris avec moi. Une impulsion, une intuition, comme je n’en ai pas souvent. Une bête idée qui en a fait germer une autre. Germer, oui, c’était une graine. A planter en plein novembre.
Les collègues qui me reprochent le moins de n’être qu’un bête gauchiste ont apprécié, m’ont dit qu’il fallait en faire quelque chose. J’ai bluffé. J’ai dit qu’on allait en faire une chanson.
Tout le monde a cherché des rimes à l’occasion de grandes pauses où on retrouvait beaucoup plus de gens tout d’un coup. Tu lances une idée, t’en as un qui répond, tu mémorises pour eux, ils rient et ça marche tout seul. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils créent, quoiqu’on pense du résultat final. Avec quoi on peut faire rimer le mot slash ? Apache, bash, flash, pour nos références techniques mais aussi vache, malgache, gouache... Et tout ça a pu aboutir à ce texte profond qu’il fallut dès lors mettre en musique. Ah oui, mettre en musique... il fallait des musiciens, et des rockeurs de préférence. J’ai une formation classique, abandonnée depuis longtemps, trop pour faire ça tout seul et puis... y en a qu’en avait envie... Et donc, voilà, tu es là, avec une petite chanson, des gens qui pensent que c’est rien qu’une blague mais qui te suivent si tu dégages ce qu’il faut de foi en toi et en ton projet.
La portée philosophique du texte est telle que sans une mélodie hargneuse, sans un rythme puissant, ça n’aurait pas été très loin, et j’ai donc interrogé très vite chacun de mes collègues pour finalement trouver cinq copains, ceux que tu vois sur la photo. Et l’aventure est devenue collective. Unique objectif avoué, faire un MP3 avec ce titre, le mettre sur Internet pour les collègues. 3 batteurs, dont un qui peut gratter une guitare, un pianiste, un guitariste manouche qui préfère Vincent Delerme à TRUST (n’importe quoi, j’te jure…Antisocial, y a rien de meilleur…), et moi, qui ne sait rien faire. Je m’essaye au chant, j’abandonne illico. Rêvant de tenir une basse depuis 20 ans, je me lance dans les graves, les « gros mi », sans les retenir. Un batteur accepte de chanter, parce qu’il le faut bien et voilà, on peut faire avec les moyens du bord.
Toujours dans la dérision, l’exagération de « notre talent » et de nos perspectives scéniques, on tient nos collègues au courant, quotidiennement, de nos progrès. Et puis le temps et les opportunités de répétition aidant, on s’essaye à des reprises, on finit même par tenir des chansons entières. Ça donne envie à d’autres, qui au détour d’une conversation, nous confie un texte, qu’on met en musique sans vergogne.
Finalement, un repreneur se fait connaître. La boite semble sauvée. Le contexte initial de la création du groupe est oublié. Pour tenir notre engagement, on met en ligne notre chanson, et toutes celles qu’on a été capable de jouer. Succès d’estime, bien sûr. Et là, je me tais. Je les attends. Est-ce que ça a pris ? Au-delà du sentiment d’impuissance que peut laisser une manif’ un peu ratée, mais surtout qui restera en mémoire comme inutile et donc, de cette idée qu’il n’y a pas de projet collectif possible, qu’on-t-il retenu mes chers lascars ? Et là, ils me cueillent. Ils m’invitent à danser. Ils veulent un concert, pour finir en apothéose.
Un peu de galère pour trouver une vraie salle de répétition, on bosse des nouvelles chansons et nous y voilà, c’est le 5 juin. On n’est pas prêts. On s’en fout. On a la patate. C’est tout. On veut faire du bruit, hurler. S’amuser. Et puis après, ça sera fini. Ce n’est pas une fin triste pour autant. On va surement sentir un vide ou une boule dans le ventre dans les jours qui suivront. Mais je sais, et on sait, tous, que ça s’arrête là où ça doit s’arrêter.
Pour ma part, j’espère qu’il y aura communion. Que tous vivront ce concert, non pas comme un énième échec puisque sans suite, mais comme une victoire sur la morosité, l’isolement, le boulot dans son plus mauvais sens du terme. Bref, qu’ils y verront le succès d’un projet collectif.
Alors maintenant, pourquoi je t’ai écrit tout ça ?
Tu vas croire que c’est une tentative pour te convaincre de venir, mais ce n’est pas ça.
Je voulais te raconter un des moments les plus heureux de ma vie alors qu’il arrive à sa conclusion. Je voulais partager avec toi l’espoir qu’il me donne. Celui de faire bouger les lignes. Toutes sortes de lignes. Avant j’étais très rationnel. Athée. Opposé de fait et par principe à toute question qui ne puisse trouver une réponse logique, cartésienne, comme tu dis. Et cette histoire (bon, ok, je suis galvanisé, on pourrait relativiser et les faits et les conséquences) a fait bouger mes lignes. Aujourd’hui, j’accepte l’idée qu’on puisse croire plus qu’on ne peut savoir. Je suis toujours athée. Mais j’ai foi en quelque chose qui vient de nous. C’est cela qui m’autorise à espérer, aujourd’hui.